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Roméo ne mourra jamais
Roméo ne mourra jamais
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22 décembre 2006

10

Sarah marchait vite dans les rues de Vérone. Le soleil était encore haut, mais il était trompeur. Elle n'avait pas beaucoup de temps avant le dîner. Les mots de Solène résonnaient encore à ses oreilles. Elle en avait les larmes aux yeux. Mais il ne fallait pas qu'elle pleure. Surtout pas.
Elle retrouva sans difficulté la maison d'Antonio. A sa grande surprise. La veille, lorsqu'il l'avait conduite à travers la ville, elle était en état de choc. Mais elle tourna presque mécaniquement dans la ruelle et se retrouva, sans trop savoir comment, devant la lourde porte en chêne.
Elle frappa. Doucement d'abord, puis de plus en plus fort. Pas de réponse. Sa gorge se noua. Elle frappa encore, très fort, le poing fermé. Toujours rien.
Quelle idiote! pensa-t-elle. Qu'avait-elle espéré en venant? Trouver une présence amie. Trouver du réconfort. Auprès d'une personne qu'elle connaissait à peine? C'en était risible. Elle fut presque soulagée que le propriétaire des lieux soit absent, en réalisant à quel point elle lui aurait paru pathétique. Elle n'avait aucune raison de lui faire confiance. Lui-même l'avait dit. Elle allaitse détourner de la porte lorsqu'elle voulut être sure. Elle referma sa main sur la grosse poignée ronde et la tourna. Un déclic se fit entendre et la porte s'ouvrit.
Surprise, elle lâcha précipitamment la poignée. Elle se sentit soudain dans la honteuse position du cambrioleur pris sur le fait. C'était une violation de domicile. Elle sentit son coeur s'emballer à l'idée que quelqu'un eût pu la voir, et regarda furtivement autour d'elle. Son regard se posa à nouveau sur la porte. Quelque chose la poussait à entrer. Oh, juste une minute. Pour se calmer, se rassurer, et ensuite elle partirait. Elle le dirait à Antonio le soir même, en espérant qu'il ne serait pas trop susceptible à ce sujet. Cependant, sa conscience, ses bonnes manières et sa timidité le lui interdisaient. Aussi ne comprit-elle pas quand elle se vit pousser doucement la porte et pénétrer dans le vestibule.
Elle repoussa la porte derrière elle sans la refermer totalement. Elle fit quelques pas dans l'entrée. La maison était plongée dans l'obscurité. Les épais rideaux de velours rouge étaient soigneusement tirés, aucun rayon de soleil ne pénétrait dans la pièce. Il y faisait frais, meilleur qu'à l'extérieur. Sarah s'arrêta devant la porte du salon, pour voir à nouveau l'immense miroir au-dessus de la cheminée. Elle aperçut alors quelque chose d'étrange sur le mur, qu'elle n'avait pas vu la veille. Intriguée, oubliant ses résolutions, elle traversa le salon et examina la cloison à droite de la cheminée. Se minuscules interstice dessinaient un grand rectangle. Une porte. Recouverte de la même tapisserie que le mur, elle était quasiment invisible. Une porte cachée.
Sarah posa son sac sur le sol et suivit du doigt l'interstice. Lorsqu'elle rencontra une protubérance sous la tapisserie, elle appuya. La porte s'ouvrit. Partagée entre la curiosité et une peur qui la faisait trembler de tous ses membres, elle l'ouvrit toute grande. Un escalier s'enfonçait dans les ténèbres. Une cave, peut-être. Une idée germa dans son esprit. Si Antonio était dans cette cave, il était logique qu'il ne l'ait pas entendu frapper. Alors prudemment, elle posa le pied sur la première marche, et descendit le petit escalier. Au bout d'une quinzaine de marche, elle se retrouva dans une vaste pièce qui semblait s'étendre sous toute la maison. Elle tâtonna à la recherche d'un interrupteur qu'elle ne trouva pas. Elle aperçut cependant dans une petite niche dans le mur, une grosse chandelle sur un bougeoir en bronze. Sortant son briquet de sa poche, elle l'alluma. Haute et brillante, la flamme éclaira la pièce autour d'elle. Sarah remarqua alors une dizaine d'autres niches, chacune pourvue d'une chandelle semblable. Elle n'en alluma qu'une seule autre.

Au milieu de la pièce trônait une table couverte de papiers. Un peu plus loin, sur une chaise, une palette et un pinceau semblaient avoir été abandonnés devant un chevalet sur lequel on avait posé un tableau recouvert d'un drap blanc. Un amateur d'art, se rappela-t-elle. Au fond de la pièce, opposée à l'escalier, une autre porte.

Sarah s'approcha de la table et prit une feuille de papier. Elle manqua de s'étrangler de stupeur.

C'était un dessin. Le tracé était délicat, précis, éxécuté au fusain. Le regard doux, les boucles noires encadrant le visage. C'était elle. Elle-même, là, sur la feuille de papier. Elle se fixait, comme dans un miroir figé. Elle contempla son regard rêveur, ses sourcils nets et fins. Pourquoi se trouvait-elle si belle sur ce dessin? Saisie d'une appréhension presque douloureuse, elle attrappa les autres feuilles. Des croquis, des dizaines de croquis, tous sur le même thème que le premier: elle-même. Rieuse, pensive, boudeuse... Mais qui est ce type? pensa-t-elle. L'espionnait-il ou exécutait-il ces croquis de mémoire? L'inspirait-elle? Elle se retourna. Derrière elle, le chevalet, forme claire, avec son drap blanc. Les croquis toujours à la main, elle approcha timidement du chevalet. Elle leva une main tremblante vers le drap, tira le tissu qui alla se répandre sur le sol avec un bruissement léger. Le tableau s'offrit alors à son regard. Elle comprit le but des croquis. Ils n'étaient que les brouillons de cette oeuvre sur toile qui la surplombait. Sa propre silhouette, belle et ténébreuse, esquissée sur la toile par un pinceau précis et expert. Les cheveux épars sur les épaules, cascade de boucles brunes, le teint pâle, la robe noire. Cette même robe noire du tableau du musée. Cette même robe noire de son rêve. Elle était si belle!

Elle admira la peinture quelques minutes encore, le temps que le rythme effréné de son coeur se calme. Puis elle sentit quelque chose comme de la fierté l'envahir. Il avait fait son portrait. Un portrait très flatteur, bien qu'inachevé. C'était pour elle une marque d'admiration, un compliment. Elle se sentait comme une muse. Un sourire béat sur le visage, elle contempla encore le reflet figé que lui renvoyait le tableau.

Elle se rappela soudain un détail lu dans un de ses grimoires. "Toute représentation d'une personne est un équivalent symbolique de cette personne et en tant que telle, elle confère au possesseur de cette représentation un pouvoir considérable sur la personne représenté, comme une partie d'elle, au même titre que le sang, les cheveux ou les ongles." Pourquoi ne lui avait-il pas dit qu'il la prenait pour modèle? Elle trouvait cela suspect. Elle avait appris, par son expérience de magicienne, à se méfier, à repérer les signes, mais elle ne voulait pas se monter la tête. C'était assez pervers de prendre des images d'une personne à son insu et dans toutes les situations. C'était même à la limite du fétichisme. Elle n'aimait pas cela.

Malgré sa tentative de faire taire cette paranoïa, elle ne parvenait pas à chasser ce doute. Alors, peut-être pour se rassurer, pour trouver des preuves plus concrètes, elle se replongea dans les croquis, étudiant chacun avec précision. Elle s'arrêta sur le dernier, qu'elle n'avait pas encore remarqué, et se glaça. Une terreur sans nom l'envahit, doublée d'une colère noire. Le dernier croquis la représentait elle, comme les autres, mais cette fois profondément endormie. La main reposant sur le drap, les cheveux épars sur l'oreiller. Il ne l'avait jamais vue dormir, il ne pouvait pas avoir fait ce croquis de mémoire. Un détail avait fixé son attention. Antonio avait dessiné avec la plus grande précision le haut de sa chemise de nuit. Elle pouvait clairement voir les reflets du satin, les roses entrelacées, la dentelle sur le bord. Jamais elle ne  lui avait donné l'occasion de voir dans quelle tenue elle dormait. Il l'avait bel et bien espionnée. Il était meme venu dans sa chambre pendant qu'elle dormait.

Sarah laissa tomber les feuilles de papier sur la table. Sans se soucier des chandelles allumées, elle quitta en courant le souterrain, remonta l'escalier, poussa la porte cachée pour la refermer, et travers le salon et le hall d'entrée. Elle referma avec soin la lourde porte d'entrée et prit le chemin de son hôtel. Elle marchait vite, complètement chamboulée, réprimant à grand-peine son envie de courir à nouveau.

Ce ne fut qu'en arrivant devant la porte de sa chambre d'hôtel qu'elle chercha son sac. La vision fugace du petit sac en cuir noir posé sur le sol du salon d'Antonio lui traversa l'esprit. Elle regarda sa montre. Six heures moins cinq. Trop tard pour retourner le chercher. Elle était fichue. Quand Antonio rentrerait, il verrait les chandelles allumées, les croquis en désordre. Il trouverait son sac et saurait que c'était elle qui avait fouillé dans ses affaires. Il se mettrait en colère. Elle avait mis en colère un homme qui avait tout d'un psychopathe, qui savait où elle logeait. Un homme avec qui elle avait rendez-vous le soir même.

Terrifiée, Sarah tourna la poignée et entra dans sa chambre.

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